L'impulsion créative: arts plastiques, art collaboratif, art-thérapie à Lyon
On me demande souvent: « L’art-thérapie, c’est quoi…? ». Mieux qu’une définition de l’art-thérapie, voici un exemple de suivi en art-thérapie à Lyon avec une patiente. Cependant, cette expérience n’est pas reproductible. En effet, elle a eu lieu pour une patiente unique, avec ses difficultés et ses capacités uniques. Dans un groupe différent, avec un.e patient.e différent.e, j’aurais orienté les thèmes proposés, les matériaux utilisés et même le cadre de l’atelier différemment.
Voici un exemple de ce qui peut advenir en art-thérapie. Bien sûr, cela reste un exemple, unique, avec une personne unique. Pour chaque patient que j’ai vu passer dans mes ateliers, l’expérience a été différente. J’ai également orienté les séances et le dispositif de l’atelier différemment selon le groupe, les participants, la structure dans laquelle nous étions, et la façon de travailler de l’équipe soignante.
Dans ce cas précis, les séances d’art-thérapie ont eu lieu dans un hôpital de jour, dans le domaine de la psychiatrie adulte. Les patients y venaient à la journée, un à trois jours par semaine, pendant quelques mois.
L’objectif des soins à l’hôpital de jour était de contenir la crise et de stabiliser l’état psychique du patient tout en gardant son ancrage dans ses repères, puisqu’il rentrait chez lui en fin de journée. Dans un second temps, l’objectif était aussi de permettre au patient d’investir d’autres lieux et projets, professionnels ou de loisirs, et de s’autonomiser. Dans la même direction, l’objectif de l’atelier d’art-thérapie était de contenir, calmer, soutenir les patients, et de leur permettre d’accéder à plus d’autonomie.
Je co-animais l’atelier avec une infirmière de l’hôpital de jour.
Les matériaux utilisés pour créer étaient l’argile et des tissus, des papiers, de la feutrine, d’autres matériaux plus ou moins colorés et de différentes textures, ainsi que des ciseaux, de la colle, de la peinture et quelques outils de potier.
La patiente dont je vais vous parler faisait partie d’un groupe fermé de 5 patients, et la session a duré deux mois, avec des séances d’1h20. Pour information, cette durée de prise en charge est courte pour un suivi en art-thérapie. Pour respecter sa vie privée, son nom a été changé et quelques éléments trop précis supprimés. Seuls les éléments et les séances signifiants sont relatés ici. Voici son histoire :
Mme John est une femme âgée d’une soixantaine d’années. Elle vit avec sa sœur et son père depuis toujours. […] Elle est très isolée socialement.
Depuis quelques mois, […]. Quant à sa sœur, leur lien est fusionnel, elles entretiennent une relation d’interdépendance. Cependant, sa sœur envisage depuis quelques temps de partir vivre avec son compagnon. De plus, elle a de gros problèmes de santé. Pour Mme John, l’idée qu’elle parte vivre ailleurs est insupportable.
Elle ne veut pas vivre seule, s’en sent incapable, se sent abandonnée par sa sœur, et n’est pas autonome au quotidien.
Elle est hospitalisée pour un syndrome confusionnel avec un état délirant suite à un problème de santé, puis de nouveau quelques années plus tard pour un épisode dépressif suite à un événement familial difficile. Elle est très anxieuse et a des TOCs. Elle a également de nombreux problèmes somatiques, et un sentiment de ruine : ne voyant aucune issue, elle a l’impression que le sort s’acharne contre elle.
L’orientation à l’hôpital de jour a été faite dans le but de favoriser son retour à domicile suite à une hospitalisation en intra-hospitalier ; de sortir de l’hôpital avec une thérapie ; et de faire évoluer son lien à l’autre. Elle ne voulait pas quitter l’hôpital.
A son arrivée à l’hôpital de jour, elle affirme que sa situation est bloquée, que rien de ce qu’elle fait ici ne pourra y changer quoi que ce soit. Elle répète souvent les mêmes phrases. Lorsque nous lui proposons de participer à l’atelier d’art-thérapie, elle répond qu’elle ne voit pas en quoi ça pourrait l’aider ; qu’elle n’y voit aucun d’intérêt ; et qu’en plus elle n’est pas très douée pour ces choses-là. Mais l’équipe soignante ayant pensé à elle pour ce groupe, elle accepte tout de même. Elle me répète ensuite plusieurs fois, lorsque je la croise dans le couloir avant même la première séance, que ce n’est pas de faire de l’art plastique qui pourra changer quelque chose à sa situation.
La semaine précédant sa première séance d’art-thérapie, je croise Mme John qui me dit qu’ elle n’a pas d’imagination; qu’elle a accepté de faire partie de ce groupe parce qu’on le lui a proposé, mais qu’elle ne voit pas ce qu’elle va y faire. Que sa situation est bloquée, et que ce n’est pas en deux mois que ça va s’arranger.
Quand j’arrive à l’hôpital le jour de cette première séance, elle vient vers moi et me demande si c’est bien aujourd’hui qu’a lieu la première séance. Elle me répète qu’elle n’a pas d’imagination, que ça va être difficile. Elle me demande si le fait qu’elle ait oublié ses lunettes est embêtant.
Je sens une grande angoisse pour elle de venir participer à ce groupe, j’ai l’impression qu’elle a peur de ne pas être à la hauteur. Au début de la séance, elle exprime ses craintes au groupe, comme s’excusant du fait qu’elle n’allait sans doute rien faire d’intéressant.
La consigne de cette séance consiste à prendre trois matériaux différents, sans savoir ce que nous allons en faire ensuite. Puis dans un premier temps, tous les patients ayant choisi de l’argile, je leur propose de tester différents gestes avec l’argile seule, de la malaxer, l’aplatir, la pincer ; de la découvrir.
Mme John ne sait pas quoi faire de son argile. Elle la malaxe un moment, observe les autres. Elle finit par tapoter la terre et modeler des formes géométriques, des pavés de tailles différentes. Elle ne sait pas particulièrement à quoi elles correspondent.
Dans un deuxième temps, je leur propose de mélanger les trois matériaux qu’ils ont choisis au début. À ce moment-là, Mme John ne sait pas, elle me dit qu’elle ne voit pas ce qu’elle peut faire. Sur mon conseil, elle met les mains dans l’argile et commence tranquillement à la modeler. Elle finit par former un gros boudin de terre ainsi qu’un socle qu’elle pose sur sa planche et nous décrira ensuite comme le pied d’un panneau de direction. Elle y insère sur le haut de la mousse rigide qui forme une flèche, et pose le tout sur un tissu bleu soyeux. Elle lisse ensuite l’argile avec concentration et douceur.
Dans un troisième temps, la consigne est d’utiliser ce qui reste sur la planche et qui n’a pas été utilisé pour les premières créations dans une troisième œuvre. Mme John se met rapidement à l’action et crée avec la terre qui lui reste ce qu’elle nous décrira plus tard comme un pont génois. Elle place le reste de tissu bleu afin de former une rivière en-dessous, puis passe un certain temps à lisser le pont, y ajouter un fin rebord avec un petit colombin, retravailler la forme légèrement pointue du pont.
À la fin de l’atelier, quand tous les patients partent, elle reste et s’excuse auprès de l’infirmière en psychiatrie et de moi-même, de ne pas être plus là et de ne pas être capable de mieux participer. Elle me donne l’impression de questionner la légitimité de sa place dans ce groupe. Je lui réponds qu’elle a toujours sa place dans ce groupe, qu’elle aille bien ou pas ; et qu’elle créera peut-être quelque chose parfois, tandis qu’elle ne fera peut-être rien d’autres fois, mais que de toute façon, elle fera partie du groupe. Elle semble bien l’entendre et contente de cette réponse.
Aujourd’hui, elle dit ne pas se sentir bien. Elle n’a pas très envie de venir participer au groupe. Finalement elle vient quand même, et ne fait rien. Elle ne prend pas de matériaux, et reste assise à regarder les autres distraitement. Au bout d’un moment, je lui propose de faire quelque chose d’éphémère en argile pendant le quart d’heure restant.
Elle se lève, va attraper une planche. Puis touche l’argile, et ne le prend pas. Elle dit que c’est trop dur, puis se rassoit devant sa planche. Au temps de parole finale, elle nous dit qu’elle risque de ne pas aller mieux les prochaines fois. Qu’elle ne fera peut-être pas mieux. Le groupe l’écoute et accueille ce qu’elle dit.
Avant la séance d’art-thérapie, Mme John vient me dire qu’elle se sent très très mal aujourd’hui, qu’elle préférerait ne pas venir. Après avoir brièvement discuté avec moi, elle décide finalement de participer à l’atelier. Elle commence par s’excuser auprès du groupe de ne pas être en forme, pense qu’elle ne va rien pouvoir faire, comme ce fût le cas deux séances plus tôt. Pour cette séance, je leur explique que chacun va commencer avec un morceau d’argile sur sa planche ; puis qu’au bout de cinq minutes, chacun passera sa planche à son voisin. Et ainsi de suite toutes les cinq minutes, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent avec leurs créations du début et puissent la terminer.
Au moment de commencer, lorsque tout le monde se met debout afin d’aller prendre de l’argile et une planche, Mme John ne se lève pas. Elle l’informe qu’elle n’a aucune idée. Je lui propose de venir malgré tout en chercher un morceau, afin d’avoir quelque chose à donner aux autres même si elle n’en fait rien. Elle se lève, va chercher un petit morceau de terre qu’elle coupe avec le fil1.
Puis au moment de créer, durant les cinq premières minutes, elle s’active immédiatement, et donne à son morceau d’argile la forme d’un canard. Elle le lisse un peu, tout en souriant. Nous faisons ensuite tourner les planches. Sur chaque création, à son tour, elle ajoute sa patte, forme de petits boudins, grave dans la matière, toujours avec le sourire. Elle part de ce qui est déjà sur la planche pour trouver des éléments en rapport à y ajouter. Elle semble plus enjouée. À la fin du tour, bien que la destinée de son canard ne lui plaise pas trop, elle l’accepte. Au moment de parler de sa production, elle se dit heureuse de l’échange avec les autres. Elle ne souhaite pas particulièrement garder cette création, mais plusieurs patients réagissent car ils trouvent dommage de jeter certains éléments qu’ils aiment bien. Finalement, Mme John décide de les garder pour eux suite à ce moment de création commun. Absente à la séance suivante suite à un imprévu, je la croise dans la semaine à l’hôpital de jour. Je lui dis qu’elle a manqué au groupe lors de cette séance. Elle en semble heureuse et surprise ; puis me demande ce que nous avons fait et si elle ne va pas être en retard.
1Fil (argile) : fil en acier servant à découper l’argile molle.
Je la rassure. elle me demande aussi si la production qu’elle a faite à la deuxième séance est toujours là, même si elle semble bien savoir que c’est le cas.
Lors des 3 séances suivantes, Mme John est présente, souriante. Elle dit être contente de venir et se met facilement en action après que la consigne de création ait été donnée. Elle est enjouée et plus en lien avec les autres membres du groupe. Elle ne redira plus qu’elle ne fait pas assez bien, qu’elle n’a pas d’imagination, ni que cet atelier n’est pas pour elle.
Au fur et à mesure de la session, Mme John découvre ses capacités à créer des éléments avec l’argile, parfois des sculptures qu’elle trouve belles. Elle qui était sûr de n’être capable de rien faire d’artistique, elle découvre maintenant cette part d’elle minutieuse et appliquée qui modèle et sculpte de façon détaillée la Sardaigne en volume, un canard, une feuille de vigne, un péruvien. Elle peut parfois nous montrer qu’elle est fière de ce qu’elle a fait. En fin de session, elle gardera certaines de ses productions pour les rapporter chez elle.
En arrivant à l’atelier, Mme John nous prévient qu’elle ne se sent pas très bien. Lorsque je donne la consigne qui consiste à créer son propre voyageur après que j’ai lu un conte décrivant différents types de voyageurs, Mme John se met immédiatement au travail. Elle commence à façonner l’argile, lui donne la forme grossière d’un personnage dont on ne voit pas les jambes, avec un panier et qui tient une canne. Elle se met ensuite à modeler l’argile dans le détail. Elle saisit un ébauchoir1, et avec application, elle étire la terre, l’ajuste, la dégrossit par endroits. Puis elle lisse certaines parties à l’aide de l’estèque2.
En creusant avec le bout d’un pic, elle rajoute à son personnage des yeux, des boutons, une moustache. Puis forme du bout des doigts de petites boules qu’elle pose une à une dans le panier et un bonnet qu’elle dispose sur la tête de son personnage. Elle semble enjouée et, à la fin de l’atelier, tout sourire, est fière de nous présenter son péruvien.
Aujourd’hui, c’est la dernière séance. Au début, avant l’arrivée des autres patients, Mme John vient me dire que « finalement, ça ne [lui] a pas fait de mal, ce groupe ».
En fin de séance, elle nous confie qu’elle aimerait que cette session continue. Elle ajoute que l’argile lui apporte beaucoup, elle qui est très méticuleuse, et que lorsqu’elle est concentrée sur la technique, elle ne pense pas à autre chose. Elle mentionne aussi qu’elle se sent mieux, aujourd’hui.
Au bout de deux mois, Mme John commence à avoir des projets. Elle envisage d’apprendre à faire des vitraux, ce qu’elle nous annonce lors de la dernière séance. Elle aimerait s’inscrire dans une association afin de pratiquer cette technique. Après la fin de la session, elle se met à participer à un atelier ouvert de peinture à l’hôpital de jour.
Elle se laisse surprendre, porter par les consignes, tandis qu’elle était désarçonnée de ne pas pouvoir réfléchir à l’avance à ce qu’elle allait faire lors des premières séances. Elle peut maintenant s’adapter.
Je remarque aussi que, questionnant beaucoup sa place et sa légitimité au sein de ce groupe au début, elle ne la questionne plus les dernières semaines. Alors qu’elle ne parlait pas avec les autres patients, elle est en lien avec eux à présent et nous confie lors de la dernière séance que ce groupe est « une grande famille » pour elle.
Son humeur plus positive est également remarquée par les infirmières qui m’en font part à plusieurs reprises.
FIN